On s’organise en caravanes, on stocke des aliments, des articles sanitaires, des effets et beaucoup de sentiments et on part à la découverte des cousins lointains, ceux dont on avait peut-être entendu parler auparavant, qu’on situait très mal, voire pas du tout sur une carte routière, dont on supposait qu’ils menaient une vie tranquille faite de labeur et de petites satisfactions domestiques. Et on se laisse emporter par le flot qui mène à Rguèb, Menzel Bouzaïane, Sidi Ali Bou Aoun ou ailleurs. On les a découverts dans des circonstances tragiques, sur les écrans des télévisions étrangères qui montraient des images de violence et de désolation; qui nous révélaient de nous-mêmes un aspect peu ragoûtant fait de misère et d’amertume. Alors, on est davantage révolté contre les vautours ; on a aussi un peu honte de notre complicité passive. Tout ce temps-là et nous ne savions pas. A moins que nous n’eussions pas voulu savoir ? «Vous allez au Kef ? Qu’y a-t-il à voir, là-bas ?» C’est la question maintes fois posée aux vadrouilleurs en partance pour un week-end de découverte du berceau de l’Etat tunisien contemporain.Quant la question de la reprise de cette rubrique s’est posée, s’est posée avec elle le choix de la première destination, sachant toutefois que, quoi qu’elle soit, elle ne saurait être abordée de la même manière qu’auparavant. C’est que, Messieurs-Dames, la Révolution est nécessairement passée par là. Cela devra se refléter dans les réalités du terrain mais aussi dans notre manière de les voir et de les rapporter.
Le hasard a voulu que nous rencontrions Ammar Belghith, vieille connaissance des vadrouilleurs qu’il a accueillis à plus d’une reprise dans son ermitage de Mdeina, sur les hauteurs dominant la plaine de Dahmani, du côté du Kef. « Alors quoi de neuf, Ammar ?» «Rien. Toujours la même misère. Et je vais en faire état dans mon ‘‘one man show’’. Je dirai tout. Tu en mourras de rire». Voilà donc qu’il y a du nouveau !
Oui, nous nous sommes déjà rendus à Mdeina, située à une dizaine de kilomètres à l’ouest de la localité de Dahmani (vous saviez que, du temps du protectorat français sur la Tunisie, elle s’appelait Ebba-Ksour, du nom de deux lieux-dits distants l’un de l’autre de quelques kilomètres et que desservait une même station de chemin de fer ainsi baptisée pour ne pas fâcher les «indigènes», d’un bord ou de l’autre ? Après l’indépendance, Bourguiba la rebaptisa du nom d’un saint personnage vénéré par tous, ici, (Sidi Dahmani). Ammar n’aime pas qu’on associe son antre au chef-lieu. Il préfère qu’on l’unisse à Althiburos, le site archéologique contigu à son périmètre.
C’est plus prestigieux : «On parle de Dougga et de Sufetula. Pourquoi pas d’Althiburos ?» Alors, d’accord, Monsieur, nous reparlerons d’Althiburos.
Pour ceux, parmi les lecteurs, qui ne le sauraient pas, il s’agit d’un vaste champ de ruines piqué ici ou là de monuments (porte monumentale, capitole, amphithéâtre, fontaine publique…) comme pour le ficher au sol et empêcher sa dérive vers le vaste lit de l’oued voisin dont les berges sont noyées de verdure, des essences (peupliers, ormes et autres végétations «exotiques» amenée ici par les riches colons français qui exploitaient cette terre gorgée de l’eau des sources de Sra Ouertane, parmi lesquelles jaillit, à El Ksour, celle d’une eau minérale réputée. Le site est important, très important. Même que le vénérable Institut du patrimoine y a entrepris, depuis longtemps, oh ! très longtemps, la restauration de l’amphithéâtre qui n’est toujours pas très avancée; même qu’il s’est empressé d’y aménager une maison des fouilles pour des fouilles à venir et dont on n’a vu que la mise en place d’une clôture (ça fait sérieux, une clôture, même si elle ne protège pas l’endroit du bétail qui y vient paître en toute tranquillité). Bref, c’est un site important, très important, mais je n’ai pas l’intention de vous faire dessus un cours d’histoire que connaît mieux que quiconque Béchir, un hurluberlu, standardiste à la délégation, doublé d’un violoniste virtuose amateur, féru d’histoire, de la sienne, c’est-à-dire de la région, qu’il connaît par cœur et qu’il vous déverse dessus comme le roucoulement d’un rossignol du haut d’un piédestal improvisé au beau milieu des ruines. Sachez cependant que de ce site proviennent quelques-uns des plus beaux pavements de mosaïque du musée du Bardo, dont l’étonnant « catalogue » des types d’embarcations du bassin méditerranéen. Ces mosaïques proviennent des somptueuses demeures patriciennes dont les vestiges se trouvent de l’autre côté de l’oued Mdeina qui traverse le site et qui témoignent aujourd’hui encore de la prospérité et du raffinement de la vie dans cette cité à l’époque romaine.
Un grain de folie
Richesses immatérielles. Pas la moindre retombée sur la région. Coïncidence, Ammar Belghith, artiste errant qui a bourlingué en Orient moyen et extrême d’où il aurait pu ramener sagesse et beaucoup d’argent et qui est rentré juste avec un grain de folie, possède, à un jet de pierre du site, quelques arpents de terre en forme de dôme percés à leur sommet d’un tunnel creusé dans la roche. Peintre en quête de passerelle pour le ciel, Ammar a décidé de s’installer ici, d’aménager un atelier dans sa grotte et un espace pour l’accueil des visiteurs venus de loin, juste pour admirer son œuvre, ou celles de ses ancêtres les Amazighs romanisés. Il a fait part de sa folie aux autorités locales, régionales, puis nationales. Partout, il a recueilli des ovations. «Fonce, on est avec toi. Ton projet constitue un plus pour la localité, pour la région, pour le pays». Alors, il a foncé. Il a couru, couru et quand, haletant, il s’est arrêté pour demander leur avis à ses accompagnateurs des diverses administrations, il n’a trouvé autour de lui que la solitude de Sra Ouertane. Volatilisées les promesses de soutien pour l’installation d’une unité d’accueil et de logement dans la ferme, vaporisées les cohortes de visiteurs débarqués par les agences de voyages dites spécialisées dans le tourisme culturel. Il en est tombé malade, à deux doigts de la mort. Alors, dans son lit d’hôpital, ne lui restait plus de ses illusions passées que le goût amer-acide de la dérision et la cocasserie de situations burlesques. Un humour pas noir pour un sou. Drôle et sonore comme le chant des oiseaux au rendez-vous de l’aube. Optimiste aussi, car il faut triompher de la médiocrité et, surtout, parce que, aujourd’hui, on peut dire ce qu’on a sur le cœur, comme cela jaillit du fond de l’âme. C’est cela aussi, la Révolution.
Il fait printemps, en cette mi-mars. Mais le printemps est toujours tardif, du côté de l’Ouest. Il y fait encore un peu froid, un peu gris ; c’est le climat qui veut cela. Mais il est sur le point d’éclore dans toute sa splendeur, dans une explosion de couleurs et de senteurs. En attendant, Ammar Belghith enchaîne les répétitions, avec Béchir et les autres qui s’activent à aménager une scène sur cette colline de nulle part. Avec, aussi, le trac des débutants.
Tahar Ayachi – source : La Presse