Sonia Chamkhi est réalisatrice. Elle sort quelques peu choquée de l’état général de la dernière session des JCC. L’occasion pour 1001Tunisie de faire le point avec elle et de prendre des nouvelles de son film “Aziz Rouhou”. Par Amel DJAIT
1001Tunisie : Quel bilan faites vous de la session écoulée des JCC. Loin de la polémique, que faut-il à cet événement pour devenir international, imposant, respectueux de son public et de ses invités?
Sonia Chamkhi : Un bilan fort mitigé parce que de très nombreuses carences organisationnelles et de vision ont été relevées. La gestion des projections des films autant que les cérémonies d’ouverture et de clôture de l’événement, ont été quasiment catastrophiques.
Que faut-il faire ? D’abord un audit des finances, de la gestion et des critères de choix des divers intervenants et partenaires des sessions précédentes : commissions de sélection, formations des jurys, les chargés des colloques et des publications, les boites d’événementiels et de communication. Bref, passer en revue et analyser tous les services des prestataires des JCC. Cela semble échapper aux contrôles et à une vraie régulation !
Pourquoi ?
Les équipes organisatrices des JCC changent partiellement mais les pratiques, à des proportions diverses, elles, ne changent pas ! C’est le même manque de transparence et des passe-droits sans fin qui se perpétuent d’une session à l’autre.
D’ailleurs, je ne souhaite pas m’étaler sur ce sujet. Je ne crois pas qu’il y ait une volonté d’un quelconque diagnostic objectif sans quoi nous n’en serons pas arrivés à cet état ! La situation est connue et décriée par tous alors que les JCC fêtent leur cinquantième anniversaire.
Un comble pour cette édition anniversaire
Le comble, c’est que cette session a été quasiment livrée au bon vouloir de son Président Ibrahim Letaeif qui s’est révélé, hélas, incompétent. Il a travaillé sans la moindre ligne directrice ou encore éditoriale, a manqué de retenue, a concocté un mélange bizarre de «show-biz», de star-système, d’engagement, d’improvisation et de populisme.
En fin de compte, et loin de la polémique, pour que les JCC deviennent un événement mature, imposant, respectueux de son public et de ses invités, il faudrait tout simplement respecter les mots d’ordre connus par tous: transparence, intégrité, compétence, contrôle et régulation.
Comment voyez-vous l’évolution des rapports entre les professionnels et les JCC?
Pour dire les choses franchement, plutôt houleuse et je le regrette très fort. Comme je vous l’explique, en l’absence de la transparence, du contrôle et de l’exigence de la compétence, chaque session génère et générera des «bourreaux» et des «victimes» et les rôles s’inversent et s’inverseront en fonction de qui dirige les JCC !
Cela prend des allures de guerre de «lobby» et d’intérêts de clans. C’est vraiment triste de le reconnaître, mais oui nous en sommes là ! Mon inquiétude est grande que cela perdure
Comment se porte « Azziz Rouhou »/? Où en est-il? Quel parcours a t-il eu depuis?
« Aziz Rouhou » ou Narcisse poursuit un joli parcours. On lui a fait un accueil exceptionnel dans les salles en Tunisie où il est resté à l’affiche pendant plusieurs semaines. Selon mon distributeur, Goubantini Groupement, le film a fait plus de 70 milles spectateurs.
«Aziz Rouhou» jouit d’une reconnaissance et d’une estime considérable pour un film indépendant et à petit budget. Il a obtenu, entre autres, le Trophée du Meilleur Long Métrage de la Compétition Internationale du Festival du Film Africain FESTICAB, la mention spéciale du jury du Festival CInéAlma de Nice, en ex æquo avec « Les Frontières du ciel » de Farès Naanaa. D’autre part, le film a obtenu plusieurs premiers prix d’interprétation pour Aïcha Ben Ahmed et Ghanem Zrelli dans des festivals internationaux dont ceux du Maroc, Egypte, France, Belgique, Suisse, Canada et bientôt au Brésil.
Sonia Chamkhi est-elle fière ?
C’est absolument magnifique et valorisant pour moi d’être l’ambassadrice de mon pays, de sa culture et de son savoir-faire artistique. Je suis fière d’être une des voix de mon pays dans le monde. Ma fierté, je la tire aussi du fait que j’ai réalisé ce film avec le concours d’une équipe de compétences 100% tunisienne. Je les salue bien fort !
Avez-vous des projets en cours?
J’alterne entre la réalisation de films et l’écriture. Je suis attelée actuellement à écrire un scénario pour un réalisateur sénégalais.
Je travaille aussi à un ouvrage sur le Cinéma Tunisien qui viendra compléter mes deux précédents essais, consacrés respectivement à la décennie 85-95 et 96-2006, pour couvrir la décennie 2006-2016. Cette mission me tient particulièrement à cœur car les ouvrages d’analyse de notre cinématographie sont rares alors que le rôle de l’écrit et des publications dans la sauvegarde de notre mémoire cinématographique, artistique est crucial.
Comment voyez-vous la promotion de la Tunisie comme lieu de tournage ?
Qu’il s’agisse de ce secteur vital pour la production (en tant que prestataire de services) ou des autres secteurs (production de films tunisiens), distribution et exploitation de films en général, rien ne bougera et ne s’améliorera !
Pour cela, il faut que la réforme du secteur cinématographique en Tunisie , qui a été discutée et élaborée depuis des années, entre en vigueur et au plus vite. Cette réforme entreprise par les professionnels du secteur cinématographique a d’abord eu lieu en 2009-2010, et ensuite durant six mois, en 2011, car la consultation grâce à la Révolution s’est élargit aux compétences écartées auparavant et auquel j’ai d’ailleurs participé en tant que présidente élue de l’Association des Réalisateurs de Films Tunisiens de 2011 à 2013.
Celle-ci a concerné tous les volets (financiers, législatifs, techniques et de la formation) et a abouti à 5 rapports détaillés. Chaque rapport a été consacré à un secteur en particulier à savoir, la production, l’industrie, la distribution, l’exploitation et les festivals. Aujourd’hui cette réforme est comme jetée aux oubliettes. On fait table rase et on recommence des consultations tous azimuts et pas forcément équitables comme si le diagnostic n’a pas été fait et les solutions n’ont pas été proposées !
Or, c’est à une étape nettement plus avancée qu’il faudrait agir et entre autres par des accords à établir avec d’autres ministères et instances notamment des finances, des technologies, des télécommunications et des médias car une réforme efficiente du secteur cinématographique engagerait ces divers sphères de décision et sa mise en pratique est tributaire d’ une volonté politique et d’Etat.
En somme et pour synthétiser, seule la prospérité donnera à notre cinéma la santé dont il a besoin. Si le secteur et ces acteurs donnent le triste constat de mal se porter c’est quelque part aussi parce qu’ils y sont acculés : dans un secteur malade, comment donner le meilleur de nous-mêmes ? Comment instaurer des rapports sains ? Comment réussir nos films et nos festivals et honorer, dans l’équité et la solidarité, notre pays ?