Sonia Chamkhi

Elle y plonge sans se ménager pendant de nombreuses années pour saisir les injustices commises envers cet art jugé mineur et tenter de reconstituer sa mémoire. Faut-il seulement s’en tenir à éclairer « le mépris social et plus encore l’exclusion commise par l’establishment musical et l’intelligentsia tunisiens des années 70 et 80 » ?. Peut-elle aller plus loin ? Son film documentaire lève le secret sur un art oublié mais oh combien adulé !

« L’art du mezoued » est un devoir de mémoire. Avec des mots tranchants ou une caméra alerte, la jeune femme a tenté d’aller aussi loin que possible. Sans chercher à confisquer la parole à des artistes souvent en grande souffrance, elle a percé un univers marginalisé. En attendant d’autres travaux sur cet art, Mille et une Tunisie rencontre la cinéaste.  Entretien avec Sonia Chamkhi à l’occasion de la projection de « l’art du mezoued ». Par Amel Djait

Mille et une Tunisie : Le « mezoued » est un univers masculin et assez marginalisé. Comment et pourquoi sont nés cet intérêt pour cet univers?
Sonia Chamkhi : Le « mezwed » est exclusivement un domaine artistique masculin: Les chanteurs et les instrumentistes sont exclusivement des hommes. Certains pensent qu’il y a des chanteuses « mzewedia », citant Fatma Bousaha ou Zina Al Gasrinia, mais c’est parce qu’ils confondent entre le chant « Zokra » (basé sur la bombarde) et le chant « Mezoued « (basé sur la cornemuse). Or, la « Zokra » et le « Mezoued » sont deux domaines totalement distincts au sein de l’art populaire musical tunisien.
Ils sont d’autant plus distincts que la « Zokra » est un registre musical populaire de tout temps admis par  la culture officielle alors que le « Mezoued » a été banni jusqu’aux années 90.Il continue de souffrir d’une réputation sulfureuse et pâtit du mépris d’une certaine élite responsable justement de sa marginalisation et de son exclusion de l’enseignement musical en Tunisie , y compris au sein du Conservatoire des Arts populaire, depuis l’indépendance de notre pays à aujourd’hui.

Le « Mezoued » est aussi un univers exclusivement masculin. C’est un art banni, privé de mémoire et de reconnaissance en dépit de son succès populaire phénoménal. Il n’en fallait pas plus à la femme cinéaste et chercheur que je suis pour me pencher sérieusement et avec passion sur le sujet. J’ajoute à cela ma grande admiration pour les artistes « mzewdia » ; des talents époustouflants qui ont su triompher de la misère, de l’exclusion et de la bêtise des détenteurs du pouvoir culturel.

L’art, l’histoire et la pensée nous enseignent que les vérités fondamentales ne sont pas saisissables dans les discours  officiels, lisses et consensuels, mais bel est bien dans les marges, les lieux d’ombre, dans les espaces de la parole confisquée et des non-dits. L’interdit, le tabou sont les  plus grands révélateurs des vérités existentielles de l’ Homme.

Quelles ont été les principales difficultés que vous avez rencontrées lors de la réalisation de ce film?
J’ai entamé mes recherches en 2004. Je savais le « mezoued » méprisé et rejeté mais je ne m’attendais pas à un tel bannissement ;  aucun document publié, aucune étude musicale et technique, aucun répertoire des musiciens, aujourd’hui décédés…Il m’a fallu rencontrer  les quelques personnes qui ont toujours cherché à faire reconnaître la place qui revient de droit au « mezoued » au sein de la musique populaire tunisienne mais qui ont été elles aussi marginalisées! Zouheir Gouja, musicologue, et Ali Saîdane, spécialiste des expressions populaires, m’ont été d’un grand secours. J’ai également épluché les archives de la presse nationale et j’ai trouvé quelques articles de journalistes de la presse écrite arabe tunisienne.

La première grande difficulté a  donc  été la documentation !  Il m’a fallu plus de deux ans pour écrire un long texte d’une centaine de pages  ( que je compléterai pour une publication future qui englobera un répertoire et des photos) qui puisse rendre compte des modes musicaux, de l’histoire sociale et anthropologique et du parcours des artistes « mzewedia » du passé et du présent.
La deuxième grande difficulté était le financement: j’ai proposé mon projet à Lotfi Layouni, le producteur de mon dernier court métrage de fiction « Wara Al Blayek » qui était  emballé par le sujet mais qui n’était pas disposé à dépenser de l’argent et qui souhaitait d’abord solliciter une subvention auprès de la commission d’aide à la production du Ministère de la Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine.

Or, j’étais très sceptique quant à l’enthousiasme de la dite commission à soutenir mon projet. Ministère du Patrimoine ou pas, le « Mezoued » n’est pas le bienvenu et la décision de cette même commission a confirmé mes doutes. Le directeur du service Cinéma, au sein du dit ministère, m’a expliqué au téléphone que la commission a trouvé le projet de mon documentaire très bien construit, très original et très bien documenté mais que la commission a craint que son exploitation en salles ne marche pas!      
Il a précisé néanmoins que la commission d’achat des films vidéo achètera à coups sûr mon film et il m’a vivement encouragé à contracter un prêt bancaire et à tourner mon documentaire.

Comment expliquez vous que ce genre soit si proche du cœur et des habitudes de consommation des gens et à ce point en dehors des circuits culturels ?
En autres, par la réponse de Monsieur le directeur du Service Cinéma au sein du Ministère de La Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine qui m’a bien signifié que la commission ne voyait pas quelle place occuperait  un documentaire sur l’art musical le plus populaire et le plus consommé en Tunisie dans le circuit culturel tunisien!

Faire ce film pour vous répond t-il a un besoin de réhabiliter le « mezoued « et ses hommes ? Sort-on indemne d’une pareille incursion?
Bien sûr que oui! Raison pour laquelle  le film donne à voir et à entendre exclusivement les « mzewdia », leur parole, leur chant et la communion quasi-magique qui s’opère entre eux et leur large auditoire. Ces milliers de Tunisiens qui connaissent leur répertoire par cœur, qui dansent sur leurs rythmes authentiquement tunisiens!

J’ai filmé des entretiens avec des musicologues et des anthropologues et j’ai renoncé à les inclure dans le film pour ne pas courir le risque, encore une fois, de leur confisquer la parole. Ces entretiens ne manquent pas d’éclairer un aspect -en l’occurrence plus savant- du « mezwed » , raison pour laquelle  je les publierai dans leur intégralité sur Internet (sur ma page Viméo) mais ce tout premier film qui parle enfin du mezoued, je l’offre aux premiers concernés: ceux qui ont consacré leur vie à cet art, ceux qui ont sombré dans l’oubli, ceux qui se maintiennent au diapason et ceux qui rêvent de faire du « mezwed » le soleil de leur vie. J’ai l’intime conviction que leur parole vraie vaut la force de ce documentaire ? C’est sa  première raison d’être.
Est-ce que je sors indemne de cette aventure?  J’en sors grandie! Riche d’une expérience singulière, de la confiance que ces artistes « aux allures de bad boys » ont placée en moi. J’’ai tout fait pour la mériter et ne pas la trahir.

Pensez vous qu’il y a lieu de contribuer à donner davantage de visibilité au « mezoued « ? Il faut rappeler qu’après” Nouba”, ce dernier a pù renaitre de ses cendres.
“Nouba” a été un précurseur salvateur. Mais depuis que s’est-il passé? La relative réhabilitation médiatique est la bienvenue mais elle est insuffisante : il est toujours question de la Mémoire de cet art et de son Devenir: sa place dans le patrimoine, son enseignement au sein des Instituts et des conservatoires, la préservation de ses savoirs (mode, rythme, chant, répertoire des textes…) et son évolution future.
Les artistes « mzewedia » sont talentueux mais aucun art ne prospère dans la marginalisation et le dédain de la transmission. Le mezwed,,  à l’instar de tout art, n’est pas à l’abri du déclin s’il est dans l’abandon et la négligence.

Le documentaire évidemment ne prend pas en charge toutes ces questions (à moins de faire toute une série avec de nombreux  épisodes) Il contribue évidemment à donner au « mezoued » plus de visibilité. Il sème quelques graines de mémoire, célèbre quelques talents et la joie populaire. Mais que peut un film devant un tel « chantier » ? Presque rien. Mais pour moi, il s’agit d’abord de ne pas se taire. Mon film est certes un document mais surtout un acte de foi.