Mille et une Tunisie : Pourquoi «Le Baiser de Lampedusa» ? Un baiser d’amour ou de haine ?

Mounir Charfi : Si vous observez sur une carte les rives de la Méditerranée, vous pouvez sans trop d’imagination y entrevoir des lèvres sensuelles d’une bouche qui se ferme sur le centre de gravité de cette masse aqueuse, l’île de Lampedusa. Une île qui se fait métaphore d’un baiser, forcément d’amour, entre deux continents et des dizaines de peuples en errance.

 

Mille et une Tunisie : «Le Baiser de Lampedusa» un livre voyageur qui passe par la Tunisie, l’Algérie, l’Italie, la France se jouant des frontières et annonçant une catastrophe… Une manière de redessiner votre monde ?

Tous ces peuples errants sont divers en lieux, origines ou croyances. Avec leurs migrations incessantes, ils sont Italiens, Maltais ou Grecs dans la misère des crises économiques du 19ème siècle ou bien encore Français dans leur rêve colonisateur, puis africains «chair» à canon, ou enfin ouvriers arabes de chantier pour une Europe en construction.

Des peuples nus qui ont sauté d’île en île, le cœur plein d’incertitudes, refusant la «malédiction» d’être né d’un des côtés de la Méditerranée… Des peuples refusant un dieu affamant et un avenir incertain, à la recherche de dignité humaine, faisant fi des frontières infranchissables ou des visas xénophobes…

Tous ces peuples sont le puzzle de mon univers. Je n’arrivais pas à en trouver les jointures… Et soudain une recette alchimique.

Mille et une Tunisie : La mer et le désert sont aussi fortement présents dans votre roman. Votre écriture est bercée par le ressac de la mer et les tempêtes du désert. N’est-ce pas toute la magie et le paradoxe de la Tunisie ?

Là le narrateur devient autobiographe arrimé à la mer et adossé au désert, hors des clichés touristiques. Celui qui n’a pas fait l’expérience de la nuit dans le silence du désert, des étoiles dix fois plus brillantes que dans les villes, des furies de sable angoissantes pour ensuite se laisser dorloter par la mer qui agite et menace et materne et apaise…

La mer et le désert que tout semble opposer ne sont pourtant que les deux facettes du vivant, le yin-yang, l’humide et le sec, avec le risque perpétuel de soif et de mort… Les îles-oasis pour les rescapés ou les fugitifs, paradis fantasmé, îles-bagnes, repaires de corsaires sont devenus là gîtes et rêves… C’est un peu cela ma Tunisie.

Mille et une Tunisie : Dans votre épilogue, vous écrivez «Nous avions accédé à notre but. Au-delà de la mer, d’où aucune fuite n’est possible». «Le baiser de Lampedusa» est-il justement un roman pour fuir ?

Le narrateur regarde son lieu à travers le miroir du rêve. Et ce rêve d’un ailleurs meilleur «est la chose du monde la mieux partagée» comme disait Descartes.

La chape de plomb ressentie sous la dictature toute-puissante ne laissait que le choix entre l’intégration à un système pourri ou la fuite. Le narrateur était aussi conscient que ce monde meilleur utopique n’était sûrement pas sur l’autre rive de la Méditerranée, d’où la note pessimiste du roman.

Mille et une Tunisie : Vous écrivez «les hommes dans leur fatalisme avaient renoncé à dominer les événements, car la partition semblait se jouer d’elle-même…». Après le 14 janvier, auriez-vous écrit cela de la même manière ?

J’étais persuadé que cela allait changer. Je ne voyais pas le détonateur et l’avais situé hors de l’homme par un événement supranaturel… Je n’avais pas pensé à l’étincelle Bouazizi !

Le 14 janvier était arrivé si soudainement, au moment où le roman allait être mis sous

presse… J’avais encore le choix entre le laisser tel quel ou en réécrire le texte, l’adapter à la révolution, risquant de tout bouleverser, d’en faire disparaitre sa cohérence déjà instable… Je n’en ai changé que le titre… Peut être écrirais-je ultérieurement une suite plus optimiste et moins ambigüe.

Mille et une Tunisie : Si on devait résumer en quelques mots ce qui est en train de se passer en Tunisie…

Un événement extraordinaire, comme cette rencontre entre les deux continents…

Mille et une Tunisie : Et dans le monde arabe ?

Les dictatures semblent tomber les après les autre, accouchement certes difficile en raison de la prévisibilité de l’issue fatale pour les dictateurs… La bête blessée risque d’écraser sur son passage les peuples avides de démocratie !

Mille et une Tunisie : Pensez-vous que l’importance du livre et des auteurs changeront en Tunisie après la révolution ?

Il n’y a plus de censure sur l’écriture après le 14 janvier, mais il faut dire aussi que la dictature était créatrice de métaphores et d’ironies, donc d’une meilleure qualité de style…

Les figures contournent les filtres de la censure, et c’est ce qui fait le beau dans la littérature.

Maintenant bien sûr qu’il y aura un changement dans le statut du livre de fiction, mais il faudra du temps, beaucoup de temps pour remettre les jeunes et les moins jeunes à la lecture… bien plus de là à l’écriture… On ne peut passer d’une page de lecture par an en moyenne à un livre par mois. C’est une nouvelle révolution qui nous attend, culturelle celle là !

Mille et une Tunisie : Votre roman lance plusieurs critiques à l’encontre du système en Tunisie. Vos nombreux coups de griffes mettent à mal une administration figée et l’esprit d’initiative paralysé… Une façon de rompre avec la critique souvent timide ou quasi inexistante dans les romans tunisiens.

Ces critiques m’ont valu un retard dans la publication du roman. Certains de nos éditeurs habitués à des écrits plus lisses, moins corrosifs et classiques dans leurs structures, « bien comme il faut », ont opposé un silence…

On comprend facilement la « timidité » des auteurs habitant en Tunisie. Moi aussi je n’avais pas eu le courage d’aller plus loin… Mon autocensure était un moyen pour que mon roman ne reste pas dans les caves du Ministère de l’Intérieur.

Propos recueillis par Amel Djait

 

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