Mille et une Tunisie : Comment expliquez-vous votre passion pour ces jarres et ces poteries ?
Christian Hongrois : C’est une très ancienne passion nourrie de trois sources distinctes et complémentaires. Dès mon enfance, je fus baigné dans la poterie en Algérie où mon père, instituteur, avait créé un atelier de céramique dans son école pilote d’Aïn-Taya près d’Alger.
D’autre part, la Tunisie, pays maternel, fut source de mes rêves, alors que je vivais en Algérie, mère et grand-mère ne cessant de fleurir leurs récits des lumières de Tunisie et de leur plaine de Béja. Enfin, mon intérêt pour l’ethnologie, l’ethnographie, orienta naturellement mon instinct, à l’âge de la maturité, à retrouver dans la trinité d’une force contemplative (terre-glaise, terre-mère et terrain ethnographique), toute la puissance d’une passion.
Ensuite, c’est le « hasard », mais existe-il ? Mektoub me répondraient les humeurs de jasmins, et sans doute ont-elles raison. A quarante ans je découvris ces deux immenses jarres de Kallal El Kédime et dès lors, il n’y eut pas de matin sans caresser du regard l’émail de leurs galbes sensuels. Comme en pèlerinage, je me mis en quête de recueillir leur histoire et rassembler d’autres jarres, vases, assiettes, plats et autres cruches « de Nabeul ». Quinze années de passion, cinq cent pièces de collection et cet ouvrage qui couronne l’effort et la patience de mes informateurs, descendants des familles de potiers français et tunisiens.
Mille et une Tunisie : Vous êtes un grand collectionneur de poteries. Pouvez-vous nous présenter vos 500 pièces ?
Oui, collectionner c’est une sorte de gourmandise dans laquelle je puise les forces nécessaires à mon devenir. Mon épouse et moi-même avons rassemblé plus de cinq cents pièces de Nabeul représentant l’histoire de la céramique artistique de cette ville de 1890 à aujourd’hui. Ce sont donc des pièces anciennes pour certaines et très récentes pour d’autres, car l’ethnologue n’est pas un collectionneur du passé, mais bien un rassembleur de mémoires, anciennes, actuelles, forgeant au présent le cadre de l’identité de son objet d’étude.
Il n’y a donc pas de vilaines pièces ou de merveilleux trésors, il y a des poteries, expressions multiples d’une histoire, d’une économie ou d’une saison. Sont donc rassemblées des céramiques de Tissier, de Verclos, Abderrazak, Kédidi, Kharraz, Ben Sedrine, Mejdoub, Miled, Machaal, Laajili, Hassiki, Ennaïm, Kerkenni, Gastli, Bouaouina, Bennia, Arfaoui, Khmaïes… et tant d’autres, tous fils de Nabeul, maîtres potiers réunis par la force de leur passion.
Mille et une Tunisie : Comment jugez-vous l’évolution de la céramique de Nabeul ?
Une évolution qui devrait, comme le jasmin, inspirer une révolution pour revenir à des notions esthétiques essentielles. Nabeul est un vivier de talents, d’artistes et c’est cela qu’il faut cultiver et faire connaître pour redonner à Nabeul une image de qualité. La production de « tout-venant » pour satisfaire le tourisme de masse y a sa place, mais doit garder sa juste place et ne pas imposer au reste du marché la médiocrité qui la caractérise. Il faut rééduquer les touristes et c’est de la responsabilité des acteurs de ce secteur, animateurs de clubs et agences de voyages. Inclure des visites guidées des établissements potiers de qualité, reconnaître et valoriser la cité industrielle des potiers traditionnels (source historique et technique de l’industrie potière)et ne plus faire croire aux voyageurs que le seul intérêt de Nabeul se trouve autour des plages ou du marché aux chameaux…
Les potiers ne doivent plus se soumettre aux exigences des marchands et ils doivent retrouver l’usage de l’identification de leurs pièces en les signant de leur nom en écriture arabe. C’est une valeur ajoutée portant le potier à être reconnu, non pas comme seulement un artisan, mais aussi comme un artiste. Enfin, qu’il y ait une véritable culture patrimoniale pour ne pas laisser à l’abandon ou à la destruction des œuvres essentielles. La façade Tissier a disparu, celle de la Kallaline est en très mauvais état, les carrelages Abderrazak de l’ancienne coopérative potière sont très abimés par de mauvais traitements et certaines fresques de l’ancienne clôture de l’école de tourisme réduites en gravats.
Mille et une Tunisie : Pourquoi ce livre sur les maîtres potiers de Nabeul ? Quel est son apport pour l’histoire de la céramique tunisienne ?
Ce livre est double. D’une part il peut servir de base référentielle aux potiers de Nabeul pour se ressourcer au cœur des décors et formes de leurs pères et maîtres. Les quelques quatre cents pièces répertoriées, dessinées comme le faisaient autrefois les ethnographes de terrain, forment un catalogue fabuleux, inépuisable source d’inspiration et de renouvellement dans leur art et leurs techniques.
D’autre part, c’est le premier ouvrage qui retrace le plus fidèlement possible l’histoire de cette céramique, de ces potiers, replaçant chacun à sa juste place dans l’échiquier de cette fresque humaine. Frédéric Mitterrand, Ministre de la Culture, grand ami de la Tunisie et citoyen d’Hammamet ne s’y est pas trompé en préfaçant l’ouvrage et soulignant pour ce livre « la rigueur et la justesse d’un travail scientifique exceptionnelle ».
Propos recueillis par TB
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