Sophie Erraies

Mais cela ne saurait tarder. En attendant, ce sont les émissions culinaires qui commencent à intéresser de plus en plus de monde. Alors qu’elles étaient reléguées uniquement à la cuisine, celles-ci sont devenues incontournables à la télévision. Une occasion pour mettre sur le feu les habitudes culinaires tunisiennes, expliquer les recettes d’antan et pourquoi ne pas tenter de participer au sauvetage du patrimoine culinaire tunisien.

Pour comprendre le concept même de ce genre d’émission, nous avons rencontré Sophie Erraies la productrice de « Koujinettna » .Une émission qui passe sur le petit écran et qui ne se contente pas de livrer des recettes. A travers cette émission, on apprend sur l’histoire, les origines des aliments, leurs valeurs nutritives et on déambule dans un marché. Par Amel Djait

Mille et une Tunisie : « Koujinetna » est une émission télévisée qui ose proposer une réponse à une question importante : Comment transmettre et préserver les pratiques culinaires de notre pays ?
Sophie Erraies : C’est là le cœur de la problématique posée par « Koujinetna ». J’ai longtemps vécu à l’étranger et avais la nostalgie des plats de ma grand-mère. Des plats des temps anciens qui ne sont que rarement cuisinés de nos jours comme le ragoût de navets, la « tbikha bitanjen », « ghzil el bnat ». Mais il est devenu rare de trouver  des mets  simples comme un bon fricassé ou une limonade.
J’ai constaté que les nouvelles générations ne connaissaient plus ces recettes et je pense que nous sommes entrés  dans l’ère de «la mal bouffe ». Nous ne prenons plus le temps de cuisiner  alors que nous avons des produits merveilleux. Il n’y a pas de secret : cuisiner prend du temps et nous sommes devenus trop pressés.
Je suis aussi frappée par une autre constatation. Notre alimentation est trop riche. Les  consommateurs privilégient la quantité à la qualité. Il suffit de regarder autour de nous et observer que le nombre d’obèses  est en augmentation. L’obésité touche de plus en plus les enfants et cela devient grave.
C’est pour toutes ces raisons que je tenais à faire une chronique santé dans l’émission. J’ai  donc rencontré Nawel Ben Abderrahmane au Salon de l’Agriculture où,  en plus de mon travail de consultante en communication, j’ai conçu et organisé des « cooking shows ». C’est alors que l’idée de cette émission a germé. Cette étudiante en nutrition a tout de suite été séduite par le concept de « Koujinetna » et elle s’est prêtée  au jeu avec beaucoup d’humour et de légèreté. Dans l’émission, on trouve,  face à elle, une dame d’un certain âge, « Lella Aziza » interprétée  par Aziza Bou Labyar,  à qui les conseils sont destinés. Celle-ci est tout le temps agacée  par les remarques et les bons conseils de la jeune nutritionniste. Cette dame d’un âge certain est un peu comme tout le monde. Son comportement représente ceux et celles qui souffrent de cholestérol ou d’hypertension. Beaucoup de spectateurs se projettent dans « Lella Aziza ».

« Koujinetna « est loin d’être une émission statique où l’on se contente de présenter des recettes. On y apprend sur l’histoire, sur les origines des aliments, sur leurs valeurs nutritives, on déambule dans un marché….Pouvez vous nous expliquer votre démarche ?
S’alimenter n’est pas un acte anodin. Tout d’abord nous sommes ce que nous mangeons. De plus, la gastronomie est porteuse d’une culture, d’une identité. C’est important de le dire et de le revendiquer. Lorsque nous voyageons, découvrir la gastronomie est un moyen simple et rapide d’appréhender la culture du pays visité. Il est important de savoir que la culture gastronomique d’un pays n’est faite que d’influences et d’emprunts.
La cuisine tunisienne doit beaucoup à la cuisine italienne, turque et africaine. Goûter à des cuisines lointaines, c’est faire preuve d’ouverture d’esprit et de curiosité. Le conteur et historien Abdessattar Amamou a effectué un travail remarquable sur la mémoire de notre cuisine Il a été entouré d’une équipe de rédacteurs de talent : Faiza Majeri et Abderrazak Khadhraoui.
Côté cuisine : J’ai choisi  Ahmed Aziz Mrabet qui est un jeune chef de cuisine qui sort de l’école hotelière de Sidi Dhrif. »Koujinetna » a aussi fait appel à d’autres cuisiniers confirmés. Je cite précisément le Chef  Ouertani de l’hôtel « The Résidence ». C’est d’ailleurs le maître d’Ahmed Aziz et il nous a fait l’honneur de nous rendre visite sur l’émission.
Pour les desserts, nous avons invité  quatre fois le  Chef pâtissier  Feker Jlassi. Ce talentueux chef pâtissier s’est classé troisième aux « Open de Paris des desserts ». Il a été sélectionné 13ème  meilleur pâtissier au concours Mondial de la pâtisserie  et reste fort peu connu en Tunisie. Vous me direz que nul n’est prophète en son pays ! Mais je trouve cela malheureux. Cela est d’autant plus problématique que Feker  Jelassi a beaucoup de difficultés à financer sa participation aux concours.

Mais la cuisine n’est pas détenue par les chefs de cuisine ?
Justement, c’est pour cela que nous avons invité  des passionnés qui excellent dans la préparation de certains plats.  Une manière de rendre hommage à toutes les mères, mais aussi aux pères qui cuisinent quotidiennement avec amour pour leurs familles. Nourrir n’est –il pas un grand acte d’amour ?

Il n’est pas facile de renouveler l’émission culinaire. Celle-ci possède des règles strictes, avec une unité de lieu (la  cuisine), d’action (l’élaboration d’une recette), de temps (la durée de l’émission) et un personnage incontournable : le cuisiner. Autant dire qu’avec un tel schéma, les innovations sont assez peu nombreuses.
En fait, le parti- pris est d’utiliser le rire comme « Cheval de Troie ». Nous avons mixé l’aspect humoristique à l’informatif.
Pourtant « Koujinetna » réussit à nous faire voyager…
A nous faire voyager en éveillant nos papilles et ce,  à peu de frais. Il fallait cuisiner et pas cher. Nous avons donc prohibé les crevettes royales, les gâteaux aux pistaches, même si je   regrette  de ne pas avoir eu le temps de parler de nos merveilleuses pistaches cultivées dans la région de Sfax. Il y aurait tant à dire et à raconter.

« Koujinetta » n’est –elle pas finalement une petite sitcom qui a nécessité un scénario, des dialogues, des  décors?
Exactement, je dirais que « Koujinetna » est une sitcom culinaire. C’est d’ailleurs sous cette appellation que j’ai enregistré mon concept à l’Association des auteurs tunisiens

Pensez vous qu’une émission comme « koujinetna « peut œuvrer à lutter contre la perdition de notre patrimoine culinaire ?
Très modestement oui. Je pense même que ce type d’émission devrait exister tout au long de l’année. Faire un travail de fond avec plus de reportages et de voyages à travers les cuisines régionales. Mon objectif est de faire découvrir nos merveilleux produits et immortaliser par l’image des savoirs -faires qui sont en perdition. « Koujinentna » est une amorce d’un travail plus large et complet sur la mémoire culinaire tunisienne.