Mongi Brouras

Tamezret est une localité du bout du monde, une poignée de maisons agrippées au sommet d’un piton qui  couronne une succession de crêtes rocheuses fauves et nues et qui surplombe, direction nord, un paysage qui fuit vers l’horizon ; c’est un poste de gué sur l’infini. La présence de Mongi Bouras est bien plus étonnante encore car il semble reclus ici dans un village fantôme hanté par quelques silhouettes antédiluviennes que croisent de très rares enfants qu’on dirait projetés ici par quelque bourrasque maléfique. Et Mongi si jeune et si paisible…

Mongi Bouras est né à Tunis, il y a quelques 46 ans. Tamezret, que ses parents venaient de quitter pour  Tunis à la poursuite du pain quotidien, était encore une localité habitée dont la population, à l’instar de tous ceux du Plateau des Matmatas, se consacrait à l’agriculture, celle de l’olivier, du grenadier ou du figuier qu’on plantait dans des bouts de terrain à peine plus grands qu’un mouchoir de poche, distants les uns des autres de plusieurs dizaines voire de plusieurs centaines de mètres et au pied desquels on trouvait le moyen de semer et de récolter de l’orge ; les femmes, elles, s’adonnaient, outre les taches ménagères, à l’artisanat du tissage et produisaient de somptueux châles en laine (bakhnougs) brodés de motifs et de scènes qui racontent des épopées passées. Bien sûr, on parlait « amazîgh » entre soi, la langue des ancêtres berbères qui ont préféré se retirer dans ce milieu si inhospitalier pour sauvegarder leur identité, leurs coutumes et leur genre de vie plutôt que de se fondre dans la masse des Arabes et des Berbères arabisés des plaines de la Jeffara et de l’Arad. Bien sûr aussi que les temps ont changé. La scolarisation est venue et, avec elle, l’arabisation et l’ambition des études secondaires « en ville » et pourquoi pas l’université, à Tunis ou dans une autre grande ville ; bien sûr, la radio puis la télévision sont venues elles aussi et avec elles l’envie « d’autre chose », une vie moins rude, plus rose. Et ce fut le début de l’exode. Irrépressible, inexorable. Le village se vidait progressivement de ses habitants. C’est ainsi que les parents de Mongi ont fait leur « montée » vers Tunis. Mais, en dépit de l’éloignement, ils maintinrent des liens invisibles avec leur Tamezret natal, les transmettant à leur progéniture à travers l’usage de la langue ancestrale

Mongi en voulait. Au terme de ses études primaires, il est orienté vers la filière technique qu’il poursuivra au Lycée technique de la capitale. Il optera pour le génie civil, branche informatique, discipline en plein essor, et se spécialisera dans le marketing en matériel informatique. Cette option lui permet de rouler sa bosse, non seulement à Tunis auprès des principaux fournisseurs, mais également en Europe où il fait quelques escapades dès 1992, notamment en Allemagne. Puis retour à Tunis où il s’installe à son compte. Tout le long de cette errance, il n’a pas oublié son Tamezret originel qu’il avait connu à l’occasion des événements familiaux ; et la nostalgie -la fidélité- était en lui plus forte que toutes les séductions de la modernité. C’est la raison pour laquelle, en 1999, il décide de plier bagages pour revenir s’installer dans le berceau de ses origines et s’y consacrer totalement à la sauvegarde de tout ce qui peut l’être de son patrimoine matériel et immatériel. Il y acquiert une maison délabrée tout en haut de la calotte qui coiffe le piton, la restaure, l’agrandit de ses mains et y installe une exposition d’objets qui racontent la vie traditionnelle du village. Les maigres revenus des visites sont automatiquement réinvestis dans le projet. Parallèlement, il s’emploie à restaurer la mémoire collective en recueillant auprès des Anciens leurs souvenirs et tout ce qu’ils charrient avec eux d’événements et de signifiants.

Un village fantôme

Et c’est ainsi qu’un village d’un demi-millier d’âmes –assurément le seul dans son cas en Tunisie et dans bien d’autres contrées- se trouve doté d’un « musée » ! On aime à croire que c’est lui qui est à  l’origine de l’aménagement par l’Institut du Patrimoine et par l’Office du Tourisme d’un « circuit touristique » du noyau ancien de la localité -eh, oui !-  et qui passe naturellement par le « musée ». Là, le conservateur et le guide -c’est le même- vous accueille avec affabilité, vous prend pour ainsi dire par la main et vous introduit dans son monde par la porte d’une minuscule pièce qui restitue l’intérieur de jeunes mariés de Tamezret. A partir de là, c’en est fait de vous ; vous êtes sous l’envoûtement. Votre âme, libérée, voyage dans Tamezret, dans le passé consigné dans les signes et les symboles, dans les méandres d’une âme torturée et pourtant placide qui a inscrit dans la topographie des lieux et dans l’organisation de son espace vital une épopée à nulle autre pareille.

Tamezret, en langue « amazigh », veut dire qui se voit de loin. Mais ce qui se voit n’est peut-être pas si évident. Cette visite le prouve. Onze ans de Tamezret, cela a de quoi vous donner des airs d’ermite ; au demeurant, il faut avoir une vocation monacale pour oser une telle entreprise. Sa principale récompense ? Mongi Bouras ne la trouve pas dans les pièces que laissent les visiteurs au terme de leur « périple » mais dans la lueur qui brille au fond de leurs yeux quand il les raccompagne vers la sortie. Et cette sortie ressemble fort au seuil d’un nouveau monde. Lorsqu’on la franchit et qu’on déambule dans les venelles de la localité pour poursuivre la visite, on regarde les choses différemment ; lorsque, de la terrasse du café qui, tout en haut du village, surplombe une placette aux airs de Sidi Bousaïd, la vue porte au loin dans ce paysage lunaire et qu’ on découvre Taoujout, au nord, blottie parmi les ondulations du relief fauve et, plus à l’ouest, Zeraoua l’Ancien, on se sent à son tour gagné par la grâce mystique.
Tahar Ayachi

Pour découvrir le Museé de Tamarzet : http://www.mille-et-une-tunisie.com/a-faire/musees-et-monuments/220-musee-de-tamarzet.html