…Tout ou presque y est peint avec passion, force et dérision. Rencontre avec l’artiste qui ne cesse d’organiser depuis la révolution des manifestations pour décrier la marginalisation des artistes et de la place de la culture et de l’art dans la société. Elle appelle à la vigilance pour défendre les libertés individuelles et de création dans une Tunisie qui se cherche. Par Amel Dait
Mille et une tunisie : La situation décriée par « The End » a vu l’issue qu’on lui connait. Une révolution a eu lieu depuis. Quel est selon vous le rôle de l’’intellectuel et de l’artiste dans un pays en transition démocratique ?
Leila Toubal : Qu’est-ce que j’aurais souhaité trouver une réponse à cette question ! J’envie tous ceux qui ont vite trouvé une réponse, mais surtout une recette à tout et dorment tranquillement le soir. Moi, dans mes nuits insomniaques et mes journées haletantes, je balbutie encore et dévisage cette révolution. Ses traits ne me sont pas encore familiers…
Je contemple le paysage désastreux et chaotique qu’a laissé le règne de Ben Ali sur le plan artistique et culturel. Je n’arrête pas de me demander quel est mon rôle aujourd’hui ? Je m’incline devant cette révolution et je ne peux dissocier l’artiste de la citoyenne qui veut avant tout être fidèle à la mémoire des martyrs.J’ai choisi d’être une indignée et de crier ma colère. Est-que la révolution et la transition démocratique ont besoin de ça. Je n’en sais rien !
Au vu de la situation politique post révolutionnaire, vous n’êtes pas au terme de vos défis. Pensez vous que de nouvelles menaces pèsent sur les artistes et les libertés individuelles ? De façon plus particulière sur les femmes en Tunisie?
La situation actuelle est très ambiguë. Nous avons besoin de toute notre lucidité pour porter un regard critique et analytique sur les dangers et les menaces. La Tunisie change de visage et d’habitudes. Sommes-nous prêts et capables de courir à la vitesse de tous ces changements ?
Je déteste les discours féministes et fais partie des artistes qui dégonflent leur égo tous les matins. Le combat pour les libertés est un combat citoyen toutes catégories confondues.
Certes, l’histoire nous a appris que les tendances obscurantistes ciblent en premier lieu les femmes et les artistes. Le corps de la femme symbole de « AOURA » est destiné à la cérémonie de lapidation en cas de péché. Les artistes sont tous des mécréants et représentent l’opium du peuple. Selon cette logique, il est « normal » qu’on commence par éradiquer les origines du mal. Mais dans cette mutation que connait la Tunisie, je me refuse à tomber dans le piège , de faire de la femme et de l’artiste la propagande anti-obscurantiste. Nous sommes tous concernés par cette marche vers la liberté qui doit donner à tout individu le droit de vivre sa particularité.
Pensez vous que les acquis de la femme tunisienne peuvent être mis en question?
Non, et je me permets d’être affirmative. La femme tunisienne protégera sa liberté et ses acquis comme une mère protégerait son bébé. Et si on devait se battre contre ceux qui voudraient nous dicter ou nous imposer leur vision du monde, ils doivent savoir que pour nous, ce sera vaincre ou mourir.
Comment faut-il résister?
Ne jamais avoir peur. Ne jamais se taire.
Nous n’observons pas une très grande mobilisation des femmes pour lutter contre des appels rétrogrades. Pourquoi?
Je ne sais pas si nous sommes déjà dans la phase de la lutte. Je préfère parler de vigilance. Il est dans notre intérêt de nous mobiliser et de dépenser notre énergie pour construire une Tunisie démocratique, moderne, progressiste, respectueuse de la liberté de tout un chacun. Le reste suivra inévitablement.
Pourquoi les femmes continuent-elles à favoriser l’associatif au détriment de la politique alors que l’espace leur ai grand ouvert et que la parité est un acquis dont il faut profiter?
Il est vrai qu’on assiste à une boulimie d’associations mais l’engagement associatif est au cœur de la vie politique. Pour la parité, un premier pas est franchi. Attendons de voir combien de femmes seront des têtes de liste pour les élections.
Le pouvoir déchu a mis en avant la situation des femmes en Tunisie et s’en ai servi d’alibi démocratique. Comment faire pour ne plus tomber dans ce cadre?
Est-ce qu’on a compris comment le pouvoir déchu s’est servi de la femme, faisant d’elle une belle potiche dans sa vitrine bariolée de mauve ? Il convient de commencer par savoir comment faire pour ne plus tomber dans ce cadre.
Depuis la révolution, je fais tous les jours mon « mea culpa ». Comment ai-je pu laisser – faire ? Comment n’ai-je pas été plus insolente, dénonciatrice et insoumise ? Comment n’ai-je pas haussé le ton plus fort que je ne l’ai fait ? Avant de penser à comment je ferai demain, j’ai besoin de sortir de ce coma et de guérir des séquelles d’une dictature féroce.
Avec tous les droits dont se prévalent les tunisiennes, faut-il continuer la lutte pour le droit des femmes?
La lutte n’a pas de sexe. Lutter, c’est arracher une place au soleil. Et si c’est la place que se souhaitent les femmes, qu’elles continuent leur lutte !
Vous êtes une des voix de femmes qui sont les premières à sentir le froid de l’intégrisme religieux. Vous décriez les libertés qui commencent à s’atrophier. Comment le ressentez-vous ? La situation des femmes Tunisiennes est-elle déjà alarmante?
Quand j’écoute les paroles des Dhawahiri, Bokri ou lis la lettre posthume de Ben Laden à propos des révolutions arabes, je ne peux que sentir le danger de l’intégrisme religieux. Les islamistes n’ont pas fait les révolutions et pourtant ils veulent leur part du “butin” et par la force.
La situation en Tunisie, pour éviter de ne parler que des femmes, n’est pas encore alarmante. Parce qu’au moment où certains rêvent d’une « Khilafa», il y a tous les citoyens qui sont descendus dans les rues et ont manifesté en recevant le gaz lacrymogène en pleine figure. Ils ont gelé de froid pendant les « sit-in » et ont enterré les martyrs et aujourd’hui, construisent de leur propres mains l’édifice d’une démocratie.
Ces tunisiens ne laisseront personne leur confisquer leur révolution, leur libre arbitre et leur intégrité morale et physique. Par contre, ceux qui se prétendent « garants » du paradis doivent savoir qu’aucun modèle ne pourrait être calqué pour notre Tunisie. Il serait vain d’essayer.
Le parti Ennadha en appelle à réinstaurer la polygamie. Qu’y répondez-vous?
Que c’est le début d’une stratégie démasquée. L’hémorragie ne saura s’arrêter puisque tout se fait au nom d’Allah et des « fatouas ». Après la polygamie, viendra le retour de la femme au foyer pour résoudre le problème du chômage. Ensuite, viendra le port obligatoire du voile même pour les petites écolières et le mariage des filles de moins de 12 ans. Ensuite ce sera au tour de l’excision et de la lapidation. Ne dit-on pas qu’il n’y a pas d’Islam à la carte et que le texte divin est intouchable ?
Qu’est ce qui vous insupporte le plus dans cette Tunisie post révolutionnaire?
Beaucoup de choses. Mais ce qui m’insupporte le plus, c’est cette façon de tester notre colère, de prendre notre température et de vérifier si nous sommes essoufflés et fatigués. Le choc a été tellement foudroyant que beaucoup refusent de croire qu’il y a eu révolution. Ils refusent de comprendre que le citoyen tunisien a définitivement rompu avec la loi de la peur. Plus rien ne peut stopper ses pas pressés et déterminés pour arriver au bout du tunnel.
Pour en revenir à l’Art, vous avez osé écrire et décrier une situation pourrie avec une pièce aussi forte que “The End”. Vous avez écrit le texte et joué le premier rôle. Est-ce par défi, inconscience des risques de représailles ou engagement?
Pour écrire « The End » je suis allée chercher les mots au plus profond de mon patrimoine génétique, au plus profond de ma pensée et de mes tripes, au plus profond de mes joies et de mes souffrances. J’ai cherché les mots dans le sacré, l’interdit, le censurable, l‘invraisemblable et l’incroyablement vrai. J’ai cherché les mots au milieu d’une foule où l’autre inconnue n’est autre que moi. J’ai cherché les mots dans le regard des enfants à qui l’on a volé et violé l’enfance, ceux qui ne savent pas que le ballon est rond et que la poupée a les cheveux blonds…J’ai cherché les mots dans notre hypocrisie indispensable, nos silences bavards, nos discours insipides, arides et déshydratés. Je les ai cherchés dans notre savoir analphabète, notre résignation orgueilleuse et notre mémoire amnésique et dans la fierté de nos bêtises.
Est-ce par défi et engagement ? Certainement ! J’étais consciente des risques de représailles, dont la possibilité de censurer le spectacle, sauf que je ne pouvais pas faire semblant ! « THE END » n’aurait pu être le spectacle poignant, vu par certains jusqu’à quinze fois, s’il n’y avait pas le magicien Ezzeddine Gannoun. C’est un homme de théâtre pas comme les autres, amoureux de ses comédiens, confectionneur de rêves et éternel insatisfait. C’est mon maitre et j’en suis fière.
Avez-vous été victime d’intimidation, de censure ou de menaces?
Non… Peut-être parce que je ne me suis jamais laissée faire.
Après “The End”, quels sont vos projets?
Je ne sais pas encore. Je n’ai pas un plan. Le théâtre, je sais le faire et la révolution je l’apprends tous les jours. Je vis au jour le jour en étant au cœur même de l’actualité. Je m’imbibe des moments forts et laisse la révolution traverser mon corps et mes pensées. La révolution est mon amour. L’enfant né de cet amour sera peut-être le prochain spectacle.
Y ‘a t-il un changement dans le regard que l’on porte sur le théâtre tunisien?
On ne peut pas parler du Théâtre Tunisien en bloc. Il y a des expériences, des écoles, des choix artistiques et esthétiques, de l’expérimentation et il y a un engagement. Nous sommes dans une phase de tous les changements.
Quel regard portez-vous sur la scène culturelle tunisienne d’aujourd’hui?
Comme dans tous les secteurs, la scène culturelle tunisienne est sinistrée et gangrénée. La culture « novembriste » n’a pas quitté les scènes. Il y a absence totale d’une vraie politique culturelle et d’un vrai projet. On note aussi l’ absence même d’une volonté de renverser la table et de rompre avec tous les anciens réflexes… La révolution a revendiqué le droit à la dignité… inventons une culture digne de cette révolution.
Que préconiseriez-vous pour encourager la création théâtrale et la décentralisation de l’art du spectacle en Tunisie?
La création théâtrale n’a pas besoin d’être encouragée. Elle a besoin d’être considérée comme une nécessité vitale pour une société en mutation et un investissement à court, à moyen et à long terme pour l’être humain. Il faut une révision radicale et audacieuse de la politique culturelle en Tunisie. La décentralisation, ce cliché sempiternel dans les discours de Ben Ali, me laisse très prudente quand à l’énonciation même d’un projet réalisable. Quand on est dans un désert, on commence par donner l’eau à ceux qui risquent de mourir de soif.
Comment engager les jeunes dans le processus de création artistique en Tunisie?
Il faut leur faire aimer l’Art. Quand on aime on s’engage et on ne trahit pas.
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