Le fort Chikly

la forteresse Chikly semble partie du panorama depuis l’aube de la Création. Et pour cause : c’est le seul tableau qui n’ait pas bougé en ce coin de la Tunisie et cela depuis des siècles.

Familier et étranger à la fois. Pour être à un jet de pierre du rivage, l’îlot Chikly a toujours semblé inaccessible à nos concitoyens, hormis quelques pêcheurs et certains aventuriers qui trouvaient en ces lieux un pied à terre fort opportunément éloigné de toute circulation et des regards indiscrets.

Ils partageaient cet espace d’environ trois hectares de superficie avec une multitude d’oiseaux : des mouettes qui, en toute saison, ne cessent de décrire au-dessus de l’ouvrage défensif ou des vaguelettes du lac de très gracieuses circonvolutions, des poules d’eau, en hivers, qui font flotter sur l’onde frémissante leur masse noire ou qui se déhanchent maladroitement en bordure de route, de belles aigrettes garzetta qui viennent, du fin fond de l’Europe, nidifier parmi les crevasses et les remblais, de février jusqu’en août. Sans bien sûr oublier les aristocratiques flamants roses qui viennent en nuées mettre une touche de flamboyante gaieté en ce lieu plat et morne.

C’est dans ce paysage à la fois immuable et changeant que trône l’imposante masse de la forteresse. Après des travaux de restauration et de réhabilitation qui se sont prolongés sur une dizaine d’années, dans le cadre d’un accord de coopération culturelle entre la Tunisie et l’Espagne, cette place forte est en passe de devenir un signe distinctif de la capitale. Les diverses campagnes de fouille et de restauration, menées durant cette période, ont mis au jour des vestiges superposés, un véritable condensé de l’histoire de Tunisie auquel ne manqueraient que les tranches pré et protohistoriques. Et encore, qui sait ce que pourra réserver l’avenir ? Elles ont également mis en relief le rôle majeur joué par cette position-clé et cet ouvrage dans l’histoire du pays, aussi bien dans son déroulement interne que dans ses rapports avec l’étranger.

Pourquoi les Espagnols se sont-ils intéressés à ce monument ? Parce qu’à partir de mai 1535 et pendant près d’un demi-siècle, les lieux ont été sous domination espagnole sous l’appellation d’île et de forteresse Santiago. Telle qu’elle se présente aujourd’hui, cette dernière restitue dans son aspect extérieur la forme que lui avaient donné les conquérants conduits par Charles Quint en personne lors de la prise de Tunis. Ceux-ci ont profondément remanié un ouvrage préexistant. Si les études faites sur les vestiges aujourd’hui disponibles n’ont pas permis de repérer des parties plus anciennes dans le corps de l’édifice, des sources historiques font remonter l’existence d’un ouvrage défensif sur l’îlot à l’époque aghlabide, vers le IXe siècle. S’était-il, comme c’en était l’usage à l’époque, greffé sur un bâti antérieur ?

Après le départ des Espagnols, chassés le 23 août 1574 par Sinan Pacha et ses troupes ottomanes, la forteresse a été abandonnée. Jusqu’en 1660, lorsque le dey Haji Mustapha-Laz, redoutant une attaque surprise des corsaires de l’ordre de Malte, y installa une forte garnison qui s’employa à remettre les lieux en état, les réorganisant en fonction de leurs besoins propres, en particulier par l’extension de la superficie de l’ouvrage à 2.400 m² et l’aménagement d’une salle de prières.

Ce retour dans le giron islamique s’accompagna par le recouvrement des lieux de leur appellation d’origine : Chikla, devenue par la suite Chikly. Sous le règne de Hammouda Pacha (1782-1814), la garnison est retirée, et la place a définitivement cessé de remplir une fonction militaire, avant de se transformer en lazaret pour la quarantaine de voyageurs revenant de pèlerinage. En 1830, elle est définitivement abandonnée et se dégrade au point de ne plus former, fin des années 80, qu’une vague silhouette de construction en ruines. Ce n’est qu’en 1990 qu’il a été décidé de restaurer le monument. Un accord de coopération culturelle avec l’Espagne a permis de mettre sur l’opération une équipe mixte tuniso-espagnole qui a travaillé à la restauration et à la réhabilitation du site pendant une dizaine d’années pour nous restituer le superbe monument que nous avons aujourd’hui sous nos yeux.

Chemin faisant, ils ont mis au jour, dans le voisinage immédiat de l’ouvrage, bien d’autres vestiges et objets qui attestent de l’ancienneté et de la diversité de l’occupation des lieux au fil des siècles. Puniques, Romains, Byzantins, Arabes des débuts de la conquête, Aghlabides, Hafsides, Espagnols, Ottomans et leurs successeurs, tous ont laissé ici des traces, témoignant de leur passage, sous formes de vestiges, de céramiques, de mosaïques, d’objets utilitaires et d’art qui devraient intégrer un futur musée dont personne ne semble savoir où il sera installé. Dans la forteresse, inaccessible de mars à septembre pour cause de présence massive d’oiseaux migrateurs dont l’îlot est l’un des sanctuaires de la région tunisoise ? Ou bien sur la berge du lac voisin (point le plus rapproché de l’îlot) ?

Ce n’est pas l’unique mystère qui, décidément, continue d’entourer Chikly. Comment visiter la citadelle et les vestiges avoisinant  le restant de l’année ? L’endroit est sous la tutelle de l’Institut National du Patrimoine, qui n’a aucune vision de la chose. Pour l’heure, seuls quelques privilégiés, dans le cadre de visites organisées par des associations, ont eu la chance d’obtenir le sésame. Les autres ? Ils n’ont qu’à patienter, et, en attendant, à rêver depuis le rivage.
Tahar Ayachi

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