Mille et une Tunisie : Parlez-nous de cette étude que vous avez réalisée pour Oméga Conseil en 2007 sur l’état du secteur de la bijouterie d’or en Tunisie ?

Dr. Sonia Ben M’Rad : En Mars 2007, le Président de l’UTICA, Mr Hédi Djilani, préside à la Médina de Tunis une réunion très tendue où les professionnels du secteur de la bijouterie ont évoqué beaucoup de problèmes, réunion qui a révélé un grand malaise de la profession. L’UTICA,  à l’initiative de son président,  Mr Hédi Djilani commande en avril 2007 une étude au cabinet Oméga Conseil. Cette étude consiste à  faire un état des lieux de la bijouterie d’or, d’identifier les problèmes que rencontre le secteur mais aussi de proposer des solutions concrètes et des perspectives d’avenir.

J’ai alors commencé un travail d’étude de terrain en Tunisie – Tunis, Nabeul, Sousse, Sfax, Djerba – mais aussi à l’étranger en Libye, en Turquie et une étude du cas de l’Italie. J’ai visité des ateliers, des boutiques, des usines.  J’ai effectué plus de deux cents entretiens directs,  rencontré des artisans aux ateliers plus ou moins importants, des fabricants, des commerçants, des grossistes, des anciens du secteur et des plus jeunes  afin de collecter leur parole et de comprendre pourquoi ce domaine d’activité était en déclin en Tunisie alors que nous avons un vrai savoir-faire. J’ai également rencontré des responsables des ministères, syndicats, chambres professionnelles, groupements professionnels, et centres techniques rattachés au secteur de la Bijouterie en Tunisie et à l’étranger. Mon premier constat fut l’état moribond du secteur. Celui-ci se mourait depuis plusieurs années, et perdait non seulement progressivement toute sa main d’œuvre et la créativité qui avait fait sa gloire mais plus grave encore, les pratiques illégales avaient tendance à se démultiplier au détriment de la qualité du produit final et de l’acheteur. Mes rencontres en Turquie, Libye et l’étude du cas Italien m’ont beaucoup apporté également puisque j’ai pu comparer le mode de fonctionnement qui a fait ses preuves dans ces pays avec le nôtre. A la lumière de ce qui a été dégagé par l’étude sur terrain en Tunisie et de l’étude approfondie des cas des success stories de l’Italie et de la Turquie respectivement Premier et Deuxième plus grand pays exportateur de bijoux du monde, j’ai pu identifier les causes de dysfonctionnement mais aussi proposer des solutions concrètes pour réformer le secteur en profondeur. En juin 2007, je rendais le rapport de mon étude à l’UTICA.

Mille et une Tunisie : La Turquie est le 2ème exportateur mondial de bijoux en or alors qu’il y a environs  20 ans elle était au même niveau que la Tunisie. Qu’est ce qui a bloqué le développement de notre secteur ?

Une législation extrêmement contraignante, je dirais même une législation qui ne pouvait qu’aboutir à la mort du secteur. L’or tunisien était taxé jusqu’à très récemment à 20% ce qui rendait l’achat de la matière première quasiment impossible. Par ailleurs, la machine sous pression était maintenue sous scellé et ne pouvait être utilisée qu’après une demande préalable au ministère, et pour quelques heures seulement. Cette machine sous pression est la machine de base du secteur, elle permet de produire en quantité et de réaliser rapidement des modèles complexes et notamment modernes, et qui permet un gain de temps et de performance très importants. Il n’y avait donc aucune possibilité de réactivité ou de créativité pour le secteur. En outre, une partie des richesses tunisiennes en or étaient non utilisables, en effet, les bijoux venant de l’étranger et donc non poinçonnés tunisiens ne pouvaient pas être recyclés dans le circuit tunisien et étaient bradés dans les circuits illégaux. Ainsi l’accès à l’or à la casse, moins cher que celui vendu par la Banque Centrale, était extrêmement compliqué. Les pierres précieuses, qui sont le complément essentiel de la bijouterie, sont taxées à 90% et donc hors de portée du fabricant et du client, et soumise à un trafic clandestin. Avec tous ces handicaps, le fabricant de bijoux tunisien était non compétitif à l’échelle nationale et internationale. Enfin, le bijoutier ne peut pas exporter ses bijoux à l’étranger, malgré l’existence d’une demande de plus en plus forte de l’étranger et d’un savoir-faire diversifié et de qualité.

Comme je vous disais, la législation extrêmement contraignante ne pouvait qu’aboutir à la mort du secteur et au développement de pratiques illégales voir même mafieuses (faux poinçons étatiques, machines sans scellés trafiquées, entrée illégale de bijoux à bas prix de l’étranger, vente illégale de l’or tunisien à la casse à l’étranger (spécialement en Libye), vente de bijoux 16 carats au prix du 24 carats…). Il était urgent de libéraliser le secteur pour lui permettre de reprendre son souffle, de se mettre au niveau des standards internationaux de performance et de devenir  transparent.

Mille et une Tunisie : En quoi consiste la réforme actuelle?

La réforme actuelle est historique. L’or tunisien, après près de deux décennies d’une taxation lourde, n’est plus taxé du tout, ce qui est une véritable révolution dans le domaine. Les machines sous pression, qui étaient sous scellé depuis plus de 20 ans, ne sont plus sous scellé et sont utilisées comme toute machine de production normale. Donc les fabricants  de bijoux peuvent en toute liberté  expérimenter de nouveaux modèles, et produire en plus grande quantité et avec une bien meilleure qualité. Leur créativité va pouvoir à nouveau s’exprimer, et leur performance sera accrue.

Enfin, l’accès à l’or sans poinçon tunisien est devenu légal. Avant la réforme, il était totalement interdit au bijoutier de posséder dans ses tiroirs, de travailler ou même de manipuler une pièce en or qui ne soit pas poinçonnée tunisienne, ce qui n’empêchait pas ces pratiques en toute illégalité. A présent, il est possible de travailler légalement cet or sans poinçon tunisien.

Dans l’étude que j’ai faite, j’ai aussi préconisé la disparition du poinçon d’Etat pour se contenter, comme la majorité des pays du monde, du poinçon de Maître (le poinçon personnel du fabricant)  et du titre (le nombre de carats (9, 16, 18 ou 24 carats)). Il s’agit de responsabiliser les vendeurs et commerçants de la marchandise qu’ils acquièrent et vendent dans leur boutique, et d’arrêter ainsi le fléau des faux poinçons. Par ailleurs le poinçon d’état (payant pour le fabricant) présente plusieurs problèmes techniques, ajoute encore au coût du bijou pour le client et alourdit la procédure de travail du bijoutier sans offrir aucune garantie effective au client. J’espère que cet aspect là sera ajouté à la loi très prochainement.

Le garant de la réussite de cette réforme historique est basé sur un contrôle rigoureux par des fonctionnaires qui ne doivent en aucun cas « faire carrière » dans un poste de contrôleur, mais y rester au maximum deux ans, afin d’éviter les complaisances et la corruption.

Mille et une Tunisie : Qu’est-ce que cette réforme va changer concrètement ?

Nous avons en Tunisie un savoir faire exceptionnel, une main d’œuvre qualifiée,  abondante et avec un coût raisonnable. Avec cette réforme les bijoutiers Tunisiens vont enfin devenir beaucoup plus compétitifs sur le marché national et international. Les clientes Tunisiennes vont avoir une offre de bijoux de meilleure qualité, avec beaucoup plus de créativité et à un prix plus bas. Ces clientes Tunisiennes vont acheter plus de bijoux Tunisiens au lieu d’en acheter lors de leurs voyages ou d’un circuit illégal : le secteur va pouvoir se développer et donc créer de l’emploi.  Surtout, le potentiel export qui s’offre à la Tunisie est extraordinaire. Des pays comme la Turquie, l’Italie ou l’Algérie sont très intéressés par la sous-traitance en Tunisie et l’achat direct de bijoux fabriqués en Tunisie pour les vendre dans leurs pays et sur d’autres marchés.  Avec de l’or taxé à 0% et un outil de travail accessible (machine sous pression), les bijoutiers seront beaucoup plus compétitifs. Mais pour concrétiser ces marchés à l’export, il faudrait que les lois sur l’export de bijoux Tunisiens se clarifie pour permettre effectivement l’export, ce qui jusque là n’est pas possible pour les bijoutiers Tunisiens. Les bijoux devraient pouvoir exporter leurs bijoux comme n’importe quel produit Tunisien.

En Turquie, j’ai été impressionnée de voir des entreprises de bijoux en or employer 2000 ouvriers, et de voir le secteur de la bijouterie d’or aussi abouti. Rappelons que la Turquie était, il y a vingt ans, au même niveau que la Tunisie aujourd’hui pour le secteur de la bijouterie. Une fois libéré de toutes ses contraintes légales, ce secteur a littéralement explosé. Je rappelle que la Turquie est aujourd’hui 2ème exportateur mondial de bijoux après l’Italie, et que le secteur emploie des centaines de milliers d’employés turcs. Avec la réforme actuelle en Tunisie, qui est réellement historique, et en avançant encore dans la libéralisation totale du secteur de la bijouterie, notamment en libérant l’exportation des bijoux et l’accès aux pierres précieuses, le secteur de la bijouterie Tunisien deviendra très logiquement moderne et performant,  un réservoir de centaines de milliers d’emplois nouveaux pour nos jeunes, et une source de richesse pour le pays. Nous  aspirons et nous pouvons atteindre une success story à la Turque.

Propos recueillis par Aurélie Machghoul

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