Mille et une Tunisie : Comment avez-vous vécu en tant qu’artiste les évènements derniers et la fin du “règne Ben Ali”?

Sélima Karoui : Je dirais que j’ai vécu ces événements douloureux puis le soulèvement populaire qui en a suivi, pour aboutir à la destitution du dictateur Ben Ali, comme une citoyenne à part entière et à part égale avec l’ensemble des membres de la société civile tunisienne. Je veux dire par là, qu’avant de me sentir saisie et concernée en tant qu’artiste, c’est mon appel citoyen qui a pris le dessus. C’est mon identité d’ « être social » qui fut interrogé en premier lieu, de manière naturelle, je dirais même instinctive. Puis, quand la vive émotion laisse place à la réflexion, mélange de recul et de raison, l’on questionne alors son rôle « culturel », c’est-à-dire celui qui est rattaché à sa profession, à ses compétences, les moyens et outils qu’à travers ceux-ci nous pouvons mettre en œuvre pour stabiliser un tel avancement. Celui qu’a fait mon pays en seulement l’espace d’un mois. Alors, aujourd’hui, en tant qu’artiste pensante, impliquée et engagée corps et âme pour installer la démocratie libre, équitable, juste et laïque dont nous avons longtemps rêvée, je me dois de puiser dans mes ressources créatives pour mener à bien l’avenir de notre pays, de notre patrie.

Sondos Belhassen : Le 11 janvier, j’avais la haine ! Les artistes se sont donné  le mot, sur Facebook et par sms, pour faire un flash mob devant le théâtre municipal de Tunis, certains comme moi, ne sont jamais arrivés devant le théâtre. Face à cet échec, je me suis assise à une terrasse de café, et là entre 6 et 8 flics m’ont entourée pour m’expliquer qu’il fallait que je dégage. Devant mon refus, j’ai été molestée, tirée par le manche de ma veste et “gentiment” raccompagnée…
Le 12, j’étais terrorisée ! Nous avons décidé d’agir autrement, nous nous sommes retrouvés au téatro pour exprimer sur scène nos frustrations, nos peurs, nos revendications…Tout a été filmé, et on voulait que cette vidéo soit diffusée partout, pour sensibiliser les gens. Entre temps on venait d’annoncer le couvre-feu pour la fin de l’après-midi. Le moment était pour moi très violent, la tension extrême, j’étais comme en transe et j’avais le sentiment qu’on allait vivre des jours extrêmement violents. Je voulais absolument matérialiser la peur que je ressentais…Je me suis coupée une mèche de cheveu…
Lorsqu’au matin du 14,  je me suis préparée pour la manifestation, j’étais moins tendue, pas sûre que tout le monde y aille à cette manif…surtout après ce discours…  j’avais passé une partie de la nuit sur FB à questionner les uns et à répondre aux autres, et j’avais l’impression qu’il n’y avait aucune organisation derrière nous, mais…j’étais décidée !
Et puis, enfin …j’étais fière. J’ai vécu la plus belle chose que la Tunisie ait pu offrir à chacun de nous. Maintenant, je me sens fatiguée, c’est normal, faut soutenir le rythme d’une révolution. Il se passe tellement de choses, c’est tellement rapide, ça ne fait qu’une semaine, c’est chaotique mais  j’ai le sentiment que mon cerveau ne peut penser qu’à ça, que je ne peux m’activer qu’autour de ça, que je ne peux pas passer à autre chose maintenant.

Mille et une Tunisie : Quels possibles culturels imaginez-vous aujourd’hui pour votre pratique artistique?

Sélima Karoui : Une totale liberté d’expression, l’abolition de la censure et de l’autocensure, projeter et créer sur un terrain « propre » et neutre, où ce que j’appelle la « mafia culturelle » n’existera plus. Ceci pour justement installer une néo politique culturelle, où une véritable pédagogie artistique sera le facteur déterminant pour l’évolution des mentalités et des idéologies négatives, celles-là mêmes qui ont gardé le silence 23 années durant, sous le régime « Ben Alien », comme je dirais le régime « Stalinien ».
N’oublions jamais que nous venons de sortir d’une cage rouillée, ça ne peut être que bien ou mieux maintenant… Mais tout reste à faire.

Sondos Belhassen : Tous les possibles…et surtout les pas possibles. Avant tout, il va y avoir une nouvelle énergie, une nouvelle dynamique où chacun de nous va puiser de nouvelles formes. Pas seulement une envie de produire, plutôt une envie d’expérimenter, d’aller vers des terrains inconnus, de prendre des risques, de se mouiller, de na pas être dans le consensuel…Pour la danse, comme pour le cinéma, je pense que ce que nous venons de vivre va faire exploser les talents et converger les travaux autour d’une identité nationale forte. Je pense aussi à la prolifération des espaces et des rendez-vous culturels.

Mille et une Tunisie : D’après vous, l’artiste a-t-il un rôle à jouer sur la structure et le fonctionnement même de la nouvelle société civile et politique tunisienne? Lequel et comment ?

Sélima Karoui : Bien-sûr, sans équivoque aucune : oui, l’artiste à un rôle à jouer sur les mécanismes extérieurs et intérieurs d’une société civile, citoyenne et politique. Depuis toujours et de tous temps. Il se trouve que nous parlons de « nouveauté de rôle à jouer » pour nous autres artistes car nous n’étions pas habituer à diffuser ce genre de propos directement attachés aux problématiques socioculturels. Je parle de la majorité car si j’en parle à titre personnel, j’ai perpétuellement et inlassablement senti que mon rôle d’artiste ne pouvait se résoudre à une autosatisfaction esthétique.
Ici, mon rôle de syndicaliste reprend ses droits et son plein sens. Nous militons, avec le Syndicat des Métiers des Arts Plastiques dont je suis membre de bureau depuis bientôt deux années, nous militons pour « décrasser » l’Art local des ses pourritures systémiques et corrompues. Depuis les événements allant du 17 décembre 2010 jusqu’à tout à l’heure, et jusqu’à demain, une extraordinaire solidarité entre l’ensemble des Syndicats des Arts s’est imposé d’elle-même. Avec le Syndicat des Arts Dramatiques, le Syndicat des Ecrivains, le Syndicat des Techniciens du Cinéma, nous organisons « sittings » et manifestations, rédigeons appels et manifestes pour inviter notre peuple militant et résistant, ainsi que toutes les composantes de notre société civile, à prendre conscience de la portée de notre révolution, celle de notre peuple. Afin d’affronter intelligemment tous les traîtres qui tentent par tous les moyens d’étouffer la révolution de ce dernier.
Si je dois avoir un rôle à jouer en tant qu’artiste, dans notre nouvelle société civile et politique tunisienne, ça sera d’abord celui de bâtir toutes les forces démocratiques qui auront pour tâche de fonder immédiatement un front démocratique qui traduira à son tour  les principes et les revendications de la révolution du peuple, pour sa liberté et sa dignité.  

Sondos Belhassen : En tant que citoyen d’abord et en tant que médiateur ensuite. Ce rôle chacun de nous l’exprime de manière très différente soit en entamant un travail artistique instantané, comme le font en ce moment un certain nombre de photographes dans les rues, soit en en animant des débats politiques qui nous mettent déjà dans l’exercice de la démocratie, soit en initiant un dialogue autour des besoins  de ce secteur, où pour une fois toute projection dans le futur est possible.
A l’initiative de l’espace El Teatro, nous avons lancé un appel pour la création d’un collectif d’artistes libres, indépendants et unis. Nous développons dans cet appel nos points de vue politiques sur la nécessité  d’une société  démocratique, sur le respect des libertés individuelles et de la citoyenneté, sur la séparation des pouvoirs, sur la séparation de l’Etat et de la religion, sur la séparation des partis politiques du fonctionnement de l’administration….nous exprimons dans un deuxième temps nos revendications quant à l’organisation du secteur culturel, à savoir la décentralisation, la nécessité de la multiplication des lieux culturels, l’encouragement de toutes les initiatives artistiques, une meilleure gestion du fond culturel, la préservation du patrimoine culturel, faire en sorte que chaque compétence soit à la place qui lui convienne.

Propos recueillis par Aurélie Machghoul

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