la Table de Jughurta

On a beau croire connaître les choses, les revisiter permet toujours de découvrir les limites de ses connaissances et leurs lacunes. Ce n’est pas là une simple vue de l’esprit ni l’expression d’une fausse modestie. C’est vérifiable sur le terrain, comme nous avons pu le constater tout récemment.

Quelque temps auparavant, nous avions effectué le pèlerinage de la Table de Jughurta. Nous en avions dressé une vue synoptique pour exciter la curiosité de l’aspirant-visiteur, et l’inciter à faire le déplacement. Cet effort était-il suffisant pour que la visite soit la plus fructueuse possible ?
Il est permis d’en douter à la lumière d’une expérience toute récente. Amenés à retourner sur le terrain en compagnie de personnes qui avaient effectué cette même visite une vingtaine d’années en arrière, nous nous sommes d’emblée trouvés confronter à un choix qui est loin d’être simple, ni sans conséquences : par où attaquer la citadelle ? Par le versant Nord ou celui de l’Est ? Car, arrivé au pied du monumental bloc monolithique par la route (en piteux état) de « Kalaat Senan », à environ 5 km de là, il faut encore escaler la côte, qui s’est constituée au fil du temps, et des éboulements pour atteindre l’unique accès en degrés, qui mène au sommet plat de la Table.

Pour ce faire, il n’y a que deux voies praticables, par le Nord et par l’Est. La première est assurément la plus courte. On peut s’en approcher de très près en véhicule puis, à pieds, attaquer la pente très raide qui mène pour ainsi dire au pied de l’escalier aménagé voici quelques années. C’est une escalade de plus ou moins 20 minutes, mais sacrément « physique » et « sportive ». L’accès par l’Est est plus pénible, car notablement plus long. Il faut d’abord parcourir, à pieds, quelques 3 km, par une piste caillouteuse longue comme une journée sans pain, puis, à flanc de montagne, environ 1,5 km -probablement plus – en pente plus ou moins douce, mais moins encombrée que l’autre voie (dans le temps, celle-ci était praticable en voiture). En tout, il faut compter plus ou moins une heure pour la totalité de ce parcours.

Au moment du choix pour s’engager soit à gauche (versant Nord), soit à droite (versant Est), les avis divergeaient. Connaissant les deux trajectoires, j’ai plaidé pour la deuxième solution, ce qui, dans un premier temps, m’a valu bien des remontrances. L’accès par la voie Nord semble plus avantageux par ce qu’il est plus direct, donc plus rapide et, en fin de compte, moins éprouvant. Seulement il s’effectue par le côté où s’est accumulé un maximum d’éboulis, réduisant d’autant la hauteur de la paroi abrupte. C’est moins majestueux ! Ensuite, l’angle qui s’offre à la vue du visiteur est beaucoup plus étroit que du côté opposé, et le décor, de ce fait, est nettement moins spectaculaire. Mais ce n’est pas tout.

En venant par le Nord, on se retrouve directement sur la plateforme que surplombent les escaliers. De l’autre côté, on longe longuement le flanc sud de la Table qui s’offre ainsi sous son plus grand angle et dans ses plus grandes hauteurs. L’escalade s’amorce en pente douce au pied de la façade Est. Elle se poursuit en lacets serpentant à flanc de montagne qui, tour à tour, vous mettent face à la Table ou vous en détournent pour vous orienter vers les dépressions et les sommets environnants. A chaque détour, un nouveau tableau. Mais, surtout, ce parcours est jalonné de haltes, de véritables stations historiques racontant l’évolution de la vie en ces lieux.

Dès les premières foulées, mes compagnons tombaient sur des coquillages fossilisés : l’endroit était sous les eaux voilà quelques centaines de millions d’années. Au deuxième lacet, sur la droite, les premières tombes mégalithiques de forme circulaire apparaîssent. À la gauche d’un tournant suivant, sur une accumulation d’innombrables blocs monumentaux (détachés de la paroi il y a bien longtemps), l’une de ces pierres accueille la « Maison du marié » : là où, naguère – jusqu’à nos jours, affirment certains – le jeune époux est conduit en grande pompe, le jour de ses noces. C’est une excavation pratiquée dans ce bloc dans les temps protohistoriques, pour servir de caveau funéraire. Un autre vestige de même type, lui faisant face à plusieurs dizaines de mètres de là, accueillait, la mariée et sa suite.

Chemin faisant, en scrutant attentivement le sol et ses surfaces bombées de couleur grise, on peut déceler des éclats de silex (parfois même de minuscules objets) ainsi que des coquillages : ce sont des « escargotières », des tumuli, de véritables décharges d’époque préhistorique de déchets domestiques et « industriels » ainsi que de cendres – d’où leur appellation de ramadia, en arabe.
Enfin, à l’avant dernier tournant, là où la légende situe la fameuse faille (nettement visible) par laquelle se serait infiltré le légionnaire ligure de la l’historiographie romaine pour parvenir, en suivant la trace d’un escargot, jusqu’au sommet de la Table où s’étaient retranchés les partisans du roi numide Jughurta, on trouve encore des traces d’escargotières et, à droite de la piste, des sépultures dolméniques.

De tout cela, celui qui choisit le chemin le plus court ne voit rien du tout. Et ce sont pourtant des aspects très importants de l’identité des lieux.Tahar Ayachi

{mainvote}